Le président syrien avoue pour la première fois manquer de soldats dans un pays morcelé entre régime, rebelles, État islamique et Kurdes. État des lieu.
Pendant que les yeux du monde entier étaient braqués sur les frappes de l’aviation turque contre les positions de l’organisation État islamique et celles du PKK, un événement d’importance survenu à Damas le week-end dernier est passé pour le moins inaperçu. Pour la première fois depuis le début de la guerre civile en Syrieentamée il y a quatre ans, Bachar el-Assad a admis que ses forces se trouvaient aujourd’hui en grande difficulté face à la rébellion.
« Il y a un manque de ressources humaines », a reconnu dimanche le président syrien dans un rare aveu de faiblesse, diffusé à la télévision d’État. Depuis mars 2011, plus de 80 000 soldats et miliciens pro-régime ont en effet péri sur le champ de guerre, sur les 230 000 morts officiellement comptabilisés dans le pays. Considérablement affaibli, le maître contesté de Damas doit aujourd’hui sa survie à l’Iran chiite, qui a dépêché aux côtés du président syrien ses Gardiens de la révolution, des combattants du Hezbollah libanais, des miliciens chiites irakiens et afghans, afin de résister aux assauts de la rébellion sunnite.
Pour regonfler ses troupes, le président syrien a donc, fait unique, décrété une amnistie permettant aux déserteurs, hors rebelles, de regagner les rangs de l’armée. « Il faut prendre des mesures spécifiques pour augmenter (l’effectif des troupes) afin de mener à bien des missions urgentes », a-t-il ainsi souligné lors son discours. Sur le terrain en effet, son armée multiplie depuis le début d’année les revers face à une rébellion mieux coordonnée et armée. Rien que lundi, le régime syrien a perdu un grand nombre de positions entre les provinces d’Idleb (nord-ouest) et Hama (centre). Le responsable : Jaich al-Fateh (armée de la conquête), une coalition de factions rebelles créée en mars dernier et dominée par des groupes islamistes radicaux, dont le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda.
Alliance Arabie saoudite/Qatar/Turquie
Avec ce succès-éclair obtenu en moins de 24 heures, la coalition rebelle la plus efficace du pays avance en direction de la province de Lattaquié, berceau du clan Assad. « Cette dernière victoire rebelle est stratégique, car elle leur ouvre deux fronts : le premier vers Hama, dans le centre du pays, le second vers le littoral syrien, ce qui oblige le régime à concentrer ses troupes sur son fief, au détriment d’autres fronts », souligne Ziad Majed*, professeur spécialiste de la Syrie à l’université américaine de Paris.
Derrière cette progression fulgurante de l’armée de la conquête se dissimulent les efforts de trois pays – l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie –, qui ont décidé en début d’année d’unir leurs efforts pour précipiter la chute de Bachar el-Assad. Mais les trois États sunnites ont également accentué leur aide à d’autres coalitions rebelles, tant dans le nord que dans le sud du pays. À Alep, seconde ville de Syrie, en proie à des combats acharnés depuis juillet 2012 entre secteurs aux mains des rebelles à l’est et quartiers contrôlés par le régime à l’ouest, deux alliances rebelles nouvellement formées infligent de lourdes pertes à l’armée syrienne.
Créée en avril dernier, la coalition Fatah Halab, qui rassemble des factions rebelles islamistes « modérées », ainsi que des groupes s’apparentant à l’Armée syrienne libre, s’est emparée la semaine dernière d’un important centre militaire de l’armée syrienne d’Alep. Quasi simultanément, une autre alliance rebelle, Ansar al-Charia (Partisans de la charia), qui regroupe 13 organisations islamistes, dont le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda, a lancé une offensive majeure sur le quartier de Zahra, aux mains du régime syrien. Agissant parfois de concert, les deux coalitions divergent pour l’heure sur leur projet politique quant à l’avenir de la Syrie.
L’État islamique, électron libre
La rébellion avance enfin dans le sud du pays. À Deraa, berceau de la révolution de mars 2011, le Front du Sud, une alliance composée de rebelles modérés de l’Armée syrienne libre et de milices islamistes, ont lancé l’opération « Tempête de la justice », visant à reprendre la ville aux forces de Bachar el-Assad, alors que les opposants contrôlent déjà près de 70 % de la province du même nom.
Au sein de cette coalition figure une nouvelle fois le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda. « Le Front Al-Nosra (Front de défense du peuple syrien) a fait allégeance à Al-Qaïda en avril 2013 pour gagner le soutien financier de réseaux liés à l’internationale islamiste », souligne le politologue Ziad Majed. « Mais la majorité de ses combattants sont syriens. Ils rejoignent ce groupe, car c’est le plus organisé, le mieux armé et le plus riche, mais leur objectif reste la chute de Bachar el-Assad », insiste-t-il.
En effet, à l’inverse du Front Al-Nosra, une autre organisation djihadiste, le désormais célèbre groupe « État islamique » (EI), souhaite avant tout étendre le« califat » qu’il a proclamé en juin 2014 à cheval sur la Syrie et l’Irak. « C’est un électron libre qui lutte contre tous ceux qui s’opposent à son extension », explique Ziad Majed.Depuis janvier 2014, l’EI est en guerre ouverte contre les forces rebelles syriennes, y compris islamistes, notamment dans la région septentrionale d’Alep, où il fait le jeu de Bachar el-Assad. Longtemps épargné par le régime de Damas, l’EI a finalement essuyé les (timides) bombardements de l’aviation syrienne à partir de l’été 2014, au même moment que ceux de la coalition internationale. Cela ne l’a pourtant pas empêché de s’emparer en mai dernier de la cité historique de Palmyre.
Agenda kurde
Face aux djihadistes de l’EI, la force la plus efficace demeure sans conteste les Kurdes du PYD, branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK turc). Bénéficiant depuis 2012 d’une relative autonomie dans les trois cantons kurdes du nord de la Syrie (Afrin, Kobané, Qamishli), à la faveur d’un pacte tacite de non-agression avec l’armée de Bachar el-Assad, les Kurdes se sont appuyés sur les frappes aériennes de la coalition internationale anti-EI, dirigée par les États-Unis, pour reprendre aux djihadistes la ville de Kobané en janvier. Avant de s’emparer, début juillet, de la ville stratégique de Tall Abyad, à la frontière turque.
Mais comme pour l’EI, l’objectif kurde en Syrie n’est pas la chute de Bachar el-Assad. « Les Kurdes souhaitent relier entre eux les trois régions qu’ils possèdent afin d’obtenir l’autonomie d’un vaste territoire au nord de la Syrie », note le spécialiste Ziad Majed. « Ils combattent donc tous ceux qui s’opposent à ce plan ». Une priorité qui peut entraîner bien des contradictions dans l’enfer syrien. Combattant à Alep aux côtés de la rébellion contre l’EI et occasionnellement contre le régime, les forces kurdes du PYD se sont en revanche alliées à l’armée syrienne pour chasser les djihadistes de l’État islamique de la ville de Hassaké, au nord-est du pays.
Mais la perspective de la création d’une région kurde autonome au nord de la Syrie est inenvisageable aux yeux d’Ankara, qui plus est si elle est dirigée par le PKK, son ennemi de toujours. Visée pour la première fois sur son territoire par un attentat d’ampleur de l’EI, avec lequel elle a longtemps entretenu des liens ambigus, la Turquie a fait volte-face et décidé de bombarder les positions djihadistes en Syrie. Et en a profité pour cibler par la même les positions du PKK dans sa base arrière, en Irak, ajoutant à la confusion de cet inextricable conflit.
Plan turc
Pour obtenir l’aval des États-Unis, la Turquie a accédé à une demande américaine de longue date : l’ouverture de ses bases aux avions de la coalition anti-EI. En échange, Washington s’est engagée à établir avec Ankara au nord de la Syrie un territoire « débarrassé de l’EI », selon la Maison-Blanche, une « zone d’exclusion aérienne visant à accueillir les réfugiés syriens et la rébellion », d’après la diplomatie turque.
« Outre le fait d’éloigner l’EI de sa frontière, la Turquie entend rompre la continuité territoriale kurde au nord de la Syrie, mais aussi affaiblir Bachar el-Assad », analyse le politologue Ziad Majed. « Car l’établissement d’une telle zone sécurisée empêcherait de fait l’aviation syrienne de bombarder les rebelles à Alep. Or si Bachar el-Assad ne peut utiliser ses avions, sa principale force, alors toutes les positions du régime dans la région peuvent tomber aux mains de l’opposition. » Un ultime rebondissement qui pourrait changer considérablement la donne dans cette guerre. Et que s’est bien gardé d’évoquer Bachar el-Assad dans son discours télévisé.