« Au cours des six dernières années, les gouvernements israéliens ont adopté un mode opératoire consistant à tirer avec une arme munie d’un silencieux : mener des opérations militaires ciblées, généralement depuis les airs ou la mer, sans recourir à d’importantes troupes au sol, avec pour objectif d’éliminer une menace émergente », commente le quotidien israélien Haaretz dans son éditorial. Une politique qui, précise le quotidien, poursuit deux objectifs : apporter une réponse pratique à un besoin sécuritaire tout en n’attirant pas trop l’attention en se refusant officiellement à tout commentaire.
Un modus operandi déjà utilisé lors d’une attaque contre un convoi de missiles anti-aériens en Syrie en janvier 2013, ainsi qu’en 2007, contre un site nucléaire syrien construit par les Nord-Coréens, ou lors de l’attaque d’une usine de munitions au Soudan, en octobre 2012. Ce même mode opératoire semble avoir été appliqué lors des deux attaques aériennes, menées vendredi 3 et dimanche 5 mai, contre des cibles militaires en Syrie. Comme de coutume, Israël n’a pas confirmé officiellement être derrière ces attaques, mais des responsables israéliens et américains, parlant sous couvert de l’anonymat, n’ont pas manqué de le faire auprès des médias étrangers.Des zones d’ombre demeurent sur les cibles de ces attaques et l’étendue des dommages. Selon des responsables israéliens et occidentaux cités par le New York Times samedi 4 mai, ces attaques ont ciblé des convois d’armes stratégiques transitant en Syrie depuis l’Iran en direction du mouvement chiite libanais, Hezbollah. Dans la presse, on évoque des dépôts de missiles sol-sol iraniens Fateh-110 qui, mis entre les mains du Hezbollah, menaceraient Israël tant par leur portée de 300 kilomètres que par leur précision de tir. Ces livraisons sont vues comme « une récompense » du régime syrien au mouvement chiite. Son chef, Hassan Nasrallah, a officialisé la semaine dernière le soutien du mouvement au régime de Bachar Al-Assad et déployé ses troupes en Syrie pour défendre le régime.
RÉAFFIRMER LA LIGNE ROUGE
Dans ce conflit aux enjeux régionaux, qui voit l’implication d’une multitude d’acteurs aux intérêts supranationaux, et face à un régime syrien plus que jamais aux abois, l’initiative israélienne fait craindre une propagation du conflit à toute la région. Une crainte que balaient la grande majorité des commentateurs israéliens. Si Israël multiplie depuis les mesures de sécurité dans le nord du pays, personne ne considère sérieusement le risque d’escalade. Aucun ordre de mobilisation n’a d’ailleurs été envoyé aux réservistes et aucun renfort de troupes n’a été déployé à la frontière avec le Liban ou la Syrie, souligne Amos Harel dans le quotidien Haaretz. Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, note le journaliste diplomatique de Haaretz, Barak Ravid, a lui-même tenu à adresser dimanche un message de pacification à Bachar Al-Assad. Le maintien de sa visite en Chine dès dimanche participe de cet esprit d’apaisement.
Comme l’a rappelé un haut responsable israélien, le seul intérêt d’Israël est d’empêcher le mouvement chiite libanais Hezbollah de recevoir des armes sophistiquées et non de s’immiscer dans la guerre civile syrienne aux côtés des rebelles. Soutenir ces attaques pose d’ailleurs un dilemme aux rebelles, note le quotidien Yedihot Aharonot. « On ne peut pas dire que nous soyons heureux de cette explosion. Mais nous sommes en fait heureux que les missiles et les armes sophistiquées du régime ne tombent pas entre les mains du Hezbollah, qui combat contre nous », témoigne un habitant de Damas au quotidien Maariv.
Quelles que soient les conséquences de ces attaques aériennes, l’opinion semble partagée en Israël que le risque en valait la chandelle. « La Syrie est peut-être plongée dans le chaos le plus total, cela ne veut pas dire qu’Israël doit oublier ses lignes rouges », commente ainsi Yaakov Lappin du Jerusalem Post. Par une première attaque en janvier, Israël avait envoyé un message clair au régime Assad qu’il ne tolérerait pas la prolifération d’armements sophistiqués en direction du Hezbollah. Ce message n’ayant pas été entendu, estime Yaakov Lappin, Israël « semble prêt à prendre un risque calculé aujourd’hui, afin d’éviter une situation significativement plus grave plus tard ».
Une escalade qui pourrait prendre la forme d’une nouvelle guerre au Liban, pointe Haaretz dans son éditorial. Ou, comme le met en lumière Yaakov Lappin, le repli du régime alaouite sur la côte syrienne qui recréerait une nouvelle base arrière pour l’Iran, contiguë à la vallée libanaise de la Bekaa, contrôlée par le Hezbollah. En outre, estime Yoav Limor du quotidien Israel HaYom, « cela est également un message adressé à l’Iran, qu’Israël est prêt à aller partout pour l’empêcher d’armer ses ennemis (que ce soit au Soudan, dans la bande de Gaza, en Syrie et au Liban) ».
UN BLANC-SEING AMÉRICAIN ?
« S’en tenir à ses lignes rouges est important au-delà du danger que posent ces armes spécifiquement. C’est important au niveau stratégique, au niveau régional. Surtout quand les Etats-Unis ne respectent pas les lignes rouges qu’ils se sont fixées », indique Gonen Ginat d’Israel HaYom. Dans une tribune au quotidien Israel HaYom, le brigadier général Zvika Fogel, ancien chef de la région sud au sein de l’armée israélienne, renchérit : « C’est une fois encore la preuve que si Israël ne met pas en place une politique de dissuasion face aux Etats ennemis, personne ne le fera pour lui. » Or, indique Boaz Bismuth, dans les colonnes du même journal, « Israël n’a pas le même luxe qu’Obama. Il ne peut laisser des missiles de longue portée tomber dans les mains du Hezbollah. Israël ne peut pas non plus laisser des armes chimiques tomber dans des mains irresponsables. »
Il n’en demeure pas moins que, pour certains, Israël fait finalement le travail des Américains Ils en veulent pour preuve le blanc-seing donné par le président américain Barack Obama à ces attaques. Pour Amos Harel, du quotidien Haaretz, « la familiarité des responsables de l’administration américaine avec la nature des cibles syriennes semble indiquer qu’il y a eu en amont une coordination avec Israël, et laisse penser que ces attaques font partie d’une campagne plus large qui n’est pas terminée ». Chemi Shalev, un autre journaliste du quotidien Haaretz, évoque même la « politique de l’ombre »américaine.
UNE RÉPONSE SYRIENNE
La crainte d’une propagation du conflit syrien à Israël est d’autant moins grande que rares sont les commentateurs qui prêtent à la Syrie et ses alliés, le Hezbollah et l’Iran, des velléités de représailles. Et ce, malgré les menaces brandies par Bachar Al-Assad et ses proches collaborateurs. « Il est clair que l’armée syrienne ne s’est pas sérieusement préparée à une guerre avec Israël depuis un moment », commente Anshel Pfeffer, journaliste du quotidien Haaretz. Depuis la guerre de Yom Kippour de 1973, le front israélo-syrien sur le plateau du Golan est resté calme. En dépit de trois attaques en quatre mois attribuées à Israël, la Syrie n’a mené aucune opération de représailles.
« Cela ne veut pas dire qu’Assad n’a plus les capacités pour causer des dommages significatifs à Israël, avec ses missiles balistiques (dont certains avec des têtes chimiques) », analyse le journaliste. Mais, « ouvrir un nouveau front contre Israël, ou lancer de façon sporadique des missiles contre lui, donnerait à Israël la légitimité pour une opération aérienne plus large (…) », analyse Zvi Barel du quotidien Haaretz. Le Hezbollah pourrait ouvrir un front contre Israël, poursuit le journaliste. Toutefois, estime-t-il, « le Hezbollah et son patron, l’Iran, ont un intérêt suprême à préserver les capacités militaires de l’organisation, ce qui signifie ne donner à Israël aucune excuse pour détruire ses stocks de missiles au Liban. Dans une situation où la survie d’Assad n’est pas garantie, il est important pour l’Iran que le Hezbollah préserve ses forces, afin de pouvoir continuer à exercer une influence au cas où Assad tomberait. »
« Le Hezbollah et la Syrie savent qu’ils paieront chèrement toute attaque directe contre Israël, mais combien de temps encore pourront-ils encaisser des attaques israéliennes sans répondre ? », se demande Ariel Ben Salomon, du Jerusalem Post. De même, Amos Harel, dans Haaretz, se demande finalement « où est la ligne rouge de Bachar Al-Assad ? »