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Les Arabes avant l’islam Par Michel Gurfinkiel

Les Arabes avant l’islam

Il faudrait peut-être lire la naissance de l’islam « à l’envers » : non du religieux au géopolitique,

mais au contraire du géopolitique au religieux…

Par Michel Gurfinkiel

Capture d’écran 2025-02-19 073345Visionnaire en butte à l’hostilité de ses concitoyens, Mahomet quitte La Mecque en 622, en compagnie de quelques dizaines d’adeptes et de leurs familles, pour s’installer dans la ville voisine de Yathrib. C’est la « migration » (hijra en arabe, « Hégire » en français), qui marque le début de l’ère islamique. Quand il meurt dix ans plus tard, sa secte est devenue une religion, et elle a conquis la plus grande partie de la péninsule Arabique. Vers 650, l’an 28 de l’Hégire, dix-huit ans après la disparition du Prophète, l’islam a absorbé les Etats perses sassanides, de la Mésopotamie à l’Amou-Darya, et arraché le Levant et l’Egypte aux Byzantins. Vers 750, l’an 128 de l’Hégire, sa domination s’étend de l’Espagne aux confins de la Chine.

Ce « miracle géopolitique » – d’une poignée de fugitifs à un Empire universel – figure en bonne place dans l’apologétique musulmane : comment expliquer une progression aussi importante et aussi rapide sinon par la foi, et son corollaire, la bénédiction divine… Pour donner plus de force encore à cet argument, les théologiens et les prédicateurs ont insisté de surcroît sur la « barbarie » (jahiliya) des Arabes anté-islamiques : « Autrefois, nous étions un peuple ignorant, en proie à ses pulsions… », déclare, du vivant même de Mahomet, un ambassadeur musulman auprès d’un souverain éthiopien. « Nous adorions des idoles, nous nous nourrissions de charognes et nous commettions des actes honteux. Tel était notre sort misérable jusqu’à ce qu’Allah nous envoie Son apôtre. »

La réalité historique pourrait être cependant bien plus complexe, et nuancée. Des civilisations arabes avancées s’étaient formées avant l’islam. Au VIIe siècle, nombre d’Arabes n’étaient plus païens, mais monothéistes, d’obédience chrétienne ou juive. Ils constituaient déjà, à l’arrière-plan de vieux Empires, un nouvel Empire virtuel. Si bien qu’il faudrait peut-être lire la naissance de l’islam « à l’envers » : non du religieux au géopolitique, mais au contraire du géopolitique au religieux…

L’historien français Christian-Julien Robin – l’un des grands spécialistes contemporains de la péninsule Arabique -, rappelle que celle-ci, comme son équivalent africain, le Sahara, « n’a pas toujours été un désert de sable et de rocaille. Avec un climat relativement  humide entre 7000 et 4000 avant l’ère chrétienne dans le sud de la péninsule, entre 4000 et 1000 dans le nord, la végétation était beaucoup plus riche et plus dense qu’aujourd’hui : dans les dépressions, envahies par des lacs permanents ou temporaires, le gibier proliférait et attirait les chasseurs… Mais le front intertropical a glissé progressivement vers le sud, de sorte que le désert a gagné toute la péninsule », à l’exception des oasis du Nord et de l’Est de la péninsule, bénéficiant de nappes phréatiques permanentes, et « des montages élevées du Yémen et de l’Oman… »

Les premiers Arabes, des Sémites apparentés aux Akkadiens de Mésopotamie, aux Cananéens et Hébreux du Levant, aux Abyssins de la Corne de l’Afrique, s’installent dans la Péninsule (ou s’y superposent à des populations plus anciennes) à un moment où la désertification n’est pas encore achevée : ils ont peut-être été des agriculteurs sédentaires avant de devenir des agriculteurs nomades. Après la désertification complète de la région, ils continuent à combiner ou alterner diverses formes d’agriculture avec l’élevage.

A partir de l’âge du Bronze, entre 3200 et 1300 avant l’ère chrétienne, ils savent exploiter en outre des mines de cuivre, d’étain, de fer, ou des carrières de pierres semi-précieuses, telles que le lapis-lazuli : une partie importante de cette production est exportée, tout comme les gommes-résines aromatiques récoltées dans le sud de la péninsule, le natron ou soude minérale recueilli dans des lacs temporaires ou les bassins des oasis, le naphte ou pétrole à l’état natif qui affleure ça et là. Mieux, ils en assurent eux-mêmes l’acheminement et la commercialisation : par le cabotage maritime dans le golfe Persique et jusqu’à l’embouchure de l’Indus dès 2500 avant l’ère chrétienne, puis en mer Rouge et sur la côte africaine de l’océan Indien ;  par des caravanes terrestres à la suite de la domestication des camélidés, au IIe millénaire avant l’ère chrétienne ; par des allers-retours en haute mer avec l’Inde, en utilisant la mousson, à la veille de l’ère chrétienne. Dans la Bible, « Ismaélite » (un des noms génériques des Arabes) est synonyme de « marchand ».

Les Arabes sont organisés en lignées familiales, en tribus, en confédérations tribales centrées, le plus souvent sur un lieu de culte commun. Ils créent également des États : le royaume de Dilmun, qui gravite autour de l’actuel Bahrein et domine la rive sud du golfe Persique, apparaît vers l’an 2000 avant l’ère chrétienne ; le royaume de Saba, au nord du Yémen actuel – « l’Arabie heureuse » -, vers l’an mille. Enfin, ils s’insèrent dans le jeu politique global de l’Orient ancien.

Comme les Hébreux et les Phéniciens, ils semblent avoir tiré profit du double effondrement vers la fin du IIe millénaire avant l’ère chrétienne, lors de la transition de l’Age du Bronze à l’Age de Fer, des Empires égyptien et hittite. La Bible mentionne diverses principautés bédouines situées à proximité de la Terre Sainte, Hagar, Kedar, Botzra, sans parler de la reine de Saba, qui recherche l’alliance de Salomon. Dilmun louvoie entre Babyloniens, Kassites, Assyriens et Perses pendant plusieurs siècles : Sargon II, le conquérant assyrien du VIIIe siècle, se vante qu’ « Uperi, roi de Dilmun, qui vit comme un poisson au milieu de la mer » lui ait rendu hommage. Le dernier souverain néo-babylonien, Nabonide, séjourne longuement dans l’oasis de Tayma, au nord de la péninsule Arabique : face à la menace perse, ce monarque sémite entend peut-être mobiliser des frères de race.

Au début de l’ère chrétienne, les Arabes sont devenus des acteurs géopolitiques de premier plan. Dans le sud de la péninsule, la population croit, l’urbanisation progresse, les souverains locaux résistent aux incursions romaines, byzantines ou perses. Ils se dotent d’une écriture nationale : la première et la seule écriture authentiquement arabe, aux magnifiques caractères carrés. Sur le plan religieux, le paganisme traditionnel est peu à peu remplacé par le christianisme – orthodoxe byzantin ou copte – et surtout par le judaïsme, qui sera la religion officielle du royaume du Himyar pendant cent cinquante ans, de 380 à 523. Robin cite une inscription trouvée à Zafar, la capitale humyarite : « Le roi Yehudah Yakkuf a construit, posé les fondations et terminé son palais… avec l’aide et la grâce du Seigneur des vivants et des morts, le Seigneur du ciel et de la terre, qui a tout créé, avec la prière de son peuple Israël… amen, shalom, amen »

Dans le nord, aux confins du Néguev et de la Transjordanie, d’autres Arabes, les Nabatéens, créent un royaume analogue, en s’appuyant eux aussi sur une agriculture de pointe, fondée sur l’irrigation, et sur le négoce. Fidèles au paganisme sémitique, ils adoptent un mode de vie gréco-romain, comme l’attestent les ruines de Pétra, leur capitale. En 106, sous Trajan, Rome annexe ce pays hybride, qui devient la province d’Arabie. Mais le substrat arabe ne disparaît pas pour autant, et au contraire s’étend aux provinces voisines de Palestine et de Syrie. Sa population s’étant effondrée à la suite de la peste antonine, en 165-170, l’Empire recourt en effet partout à une immigration barbare : Germains ou Slaves en Occident, Berbères en Afrique, Arabes en Orient. Ces nouveaux venus se romanisent très vite, investissent l’armée, puis l’administration. Au début du IIIe siècle, on voit deux empereurs d’origine arabe syrienne : Héliogabale (du sémitique El Gabal, « Dieu Suprême Ordonnateur »), de 218 à 222, et Philippe l’Arabe, de 244 à 249.

Il s’en faut de peu, dans les années qui suivent, que les Romano-Arabes ne créent leur propre Empire. La reine Zénobie (forme latinisée de l’arabe Zenaïb, « Rose du Désert ») règne sur l’oasis de Palmyre, en Syrie, une principauté vassale de Rome. Une nouvelle peste, en 250, provoque le chaos : Zénobie fait alors preuve de tant d’énergie qu’elle rallie à elle les populations et les soldats de toutes les provinces orientales, et fait proclamer empereur son fils Valhabat (de l’arabe Wahb Allah, « Celui qui pardonne au nom de Dieu »). Pendant près de deux ans, elle règne sur le Levant, l’Egypte, l’Anatolie orientale, en s’appuyant notamment sur les communautés chrétiennes. Elle fait battre monnaie à Antioche et à Alexandrie. Avant de s’incliner devant l’empereur Aurélien, qui vient de réduire une sécession symétrique en Gaule et en Bretagne.

L’Empire romain devient chrétien au début du IVe siècle. Il est désormais confronté au nouvel Empire perse sassanide, où le zoroastrisme est religion d’Etat : une « guerre mondiale » qui va durer près de trois siècles et qui finit, aucun des deux géants ne parvenant à l’emporter sur l’autre, par se muer en une « guerre froide » et même une forme de coexistence. Les Arabes servent les uns et les autres, en tant qu’auxiliaires ou à travers des Etats tampons : les Banu Hassan ou Ghassanides, romanisés et christianisés, contrôlent un vaste territoire qui s’étend du sud de la Syrie actuelle au Hedjaz, en passant par la Jordanie ; les Banu-Lakhm ou Lakhmides, fidèles au paganisme et proches des Perses, contrôlent le nord-est de l’Arabie Saoudite actuelle et la rive sud du golfe Persique.

Soudain, au début du VIIe siècle, la « guerre mondiale » se rallume : un nouvel empereur perse, Chosroes II, prenant prétexte d’une révolution de palais à Constantinople, se jette sur l’Empire byzantin en 603. Pendant vingt-cinq ans, c’est un chassé-croisé de guerres éclair et de contrattaques, qui dévaste l’Anatolie, le Levant, la Mésopotamie… En 628, les deux superpuissances sont exsangues : elles se résignent à revenir sur les lignes qu’elles occupaient avant le conflit.

Mais c’est compter sans les Arabes. Plus leurs maîtres s’épuisent, plus leur poids s’accroit. Jusque-là rivales, les tribus du nord de la Péninsule se fédèrent, puis demandent des renforts aux tribus du sud. Ils entreprennent la conquête systématique d’un Orient en ruines, ou plus exactement se substituent, canton après canton, province  après province, aux administrations byzantine ou perse défaillantes. Dans le narratif classique musulman, les Arabes assurent leur protection aux « peuples du Livre » : ce que l’on entend comme une tolérance religieuse vis à vis des juifs, des chrétiens, mais aussi des zoroastriens ou sabéens. Mais le mot din qui signifie « religion » en arabe, peut également se comprendre comme « loi »« code » ou « coutume ». Dès lors, la « protection » consisterait surtout à maintenir ou à restaurer la loi existante. Une attitude qui semble avoir été accueillie avec soulagement par les populations locales.

Les Empires tentent de reprendre le contrôle des provinces perdues. Non seulement ils échouent, mais de nouvelles provinces se rallient sans cesse à ces Arabes qui rétablissent la paix et l’ordre – et simplifient au passage la fiscalité. Dans l’espace byzantin, les nouveaux maîtres se présentent d’ailleurs initialement comme de simples « délégués » de l’empereur. Et dans l’espace perse, comme les successeurs des Rois des Rois.

Mais après un demi-siècle, au-delà de maintes querelles intestines entre vainqueurs dont l’historiographie arabe se fait l’écho, cet « Empire de facto » se transforme en Empire de plein droit, autour des Omeyyades, une dynastie qui s’est fixée à Damas et qui a instauré une administration centralisée.

Est-ce pour se distinguer définitivement de Byzance ou des Sassanides qu’il se dote d’une nouvelle religion d’Etat ? Le fait que c’est le quatrième souverain ommeyyade, Marwan Ier, qui publie le Coran tel que nous le connaissons vers 680, dans une écriture dérivée du syriaque, la langue parlée en Syrie. Le fait est que le cinquième, Abd-al-Malik,  fils du précédent, fait bâtir vers 690 le premier monument purement islamique : le Sanctuaire du Rocher à Jérusalem. Et que c’est lui, encore, qui remplace les monnaies d’or et d’argent à l’effigie de l’empereur byzantin, par des dinars et des dirhams exaltant « Mahomet, envoyé d’Allah ».

© Michel Gurfinkiel, 2025

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