Si l’Europe a du mal à faire une place aux musulmans, c’est parce qu’elle souffre d’une crise d’identité
On connaît désormais la tête de « Jihadi John », le bourreau à l’accent britannique qui a tenu la vedette dans plusieurs scènes d’horreur mises en ligne par l’Etat islamique. Mohammed Emwazi, tel est son nom, né au Koweït en 1988 et immigré en Grande-Bretagne avec ses parents à l’âge de six ans, fut naguère un garçon londonien tout à fait normal, amoureux du foot et du pop, plutôt bon élève par ailleurs, assez en tout cas pour être reçu, une fois ses études secondaires achevées, à l’université Westminster de la capitale.
Qu’est-ce qui a poussé ce jeune homme, que tous ses amis et connaissances s’accordent pour décrire comme un parangon de gentillesse et de sociabilité, à se muer en un monstre assoiffé de sang sous l’égide d’une organisation d’égorgeurs fanatiques ? Un de ses compatriotes apporte sa réponse dans le Guardian de Londres du 26 février. La cause de tout cela, explique Maajid Nawaz, est le racisme ambiant. Islamisme et racisme sont frères jumeaux, ils se répondent l’un l’autre et se renforcent l’un l’autre. Comment le sait-il ? Eh bien, il est passé par là : « J’ai été radicalisé », proclame-t-il, « je comprends donc comment les extrémistes exploitent les griefs. »
Si seulement c’était aussi simple. Mais, outre qu’on ne voit pas très bien pourquoi le racisme supposément subi à Londres prédisposerait à couper des têtes en Irak, et des têtes musulmanes pour faire bonne mesure, il faut bien se rendre à l’évidence : Emwazi, issu des classes moyennes, n’a pas particulièrement souffert du racisme. Encore moins le nommé Maxime Hauchard, ce converti originaire d’un paisible patelin normand et qu’on a vu un jour de novembre participer en direct à la décapitation de dix-huit prisonniers syriens. Ce qui les lie, ce n’est pas le préjudice subi, réel ou imaginaire, c’est une interprétation de l’islam dont la radicalité meurtrière non seulement ne les effraie pas, mais en fait précisément à leurs yeux l’attrait le plus puissant.
En fait, il y a tout un éventail de motivations, d’ordre psychologique, familial, culturel, social, qui, convenablement malaxées par un conditionnement adéquat dans un environnement propice (mosquée de quartier, prison, Internet), débouchent sur l’aventure djihadiste. Voilà pourquoi il n’existe plus de portrait-robot du djihadiste, puisque le personnage relève désormais de toutes les classes sociales, de tous les terreaux, de tous les niveaux d’études, voire de toutes les religions. Et voilà pourquoi la traque des candidats au djihad est devenue si ardue.
Mais pourquoi l’Europe s’est-elle mise à produire des djihadistes ? C’est d’abord une affaire de démographie et de géographie. Le salafisme djihadiste étant l’idéologie politique d’un monde sunnite en pleine convulsion, et situé aux portes de l’Europe, il était inévitable qu’il fît des émules parmi ses quelque 20 millions de musulmans, dont un certain nombre vivent en marge de la société et éprouvent d’énormes problèmes identitaires. Lorsque Barak Obama bombe le torse en suggérant que, si la vieille Europe avait su traiter ses musulmans comme les Etats-Unis traitent les leurs, elle n’aurait pas les problèmes qu’elle affronte avec eux, il dit n’importe quoi. Deux millions et demi de musulmans pour une population de 320 millions, soit moins de 1%, n’ont évidemment pas le même poids que, disons, les 5 millions de musulmans français sur les 65 millions que comptent le pays, soit quelque 8%. C’est plutôt avec les Africains-Américains qu’il faudrait établir des comparaisons utiles, ce qui jetterait une lumière moins flatteuse sur la remarque présidentielle.
C’est, ensuite, une question de capacité économique d’absorption. L’Europe n’a simplement plus les reins assez solides pour intégrer des masses d’allogènes et leur assurer une vie décente.
Et c’est enfin, peut-être surtout, une affaire de capacité morale. Assurément, il était plus facile jadis d’intégrer des Polonais, ou des Espagnols, ou des Italiens, ou des Juifs, qu’aujourd’hui des musulmans. Les braves esprits de la gauche « antiraciste » récusent l’argument culturel, prétendument « essentialiste » – au malaise musulman il n’y aurait que des causes socio-économiques. Mais quoi, on a beau chasser le culturel par la porte, il revient par la fenêtre. Voyons, s’il y avait en France, par exemple, non pas un demi-million de juifs, mais dix fois autant, et qu’une bonne moitié parmi eux fussent des ultra-orthodoxes, comment pense-t-on qu’ils s’intègreraient dans la société ambiante ? Encore les juifs ne prétendent-ils convertir que les leurs, et, contrairement aux musulmans, qui se trouvent pour la première fois de leur histoire réduits au statut minoritaire, ils ont de cette condition une habitude deux fois millénaire.
Cependant, le défaut d’intégration des musulmans européens n’incombe pas à eux seuls, loin s’en faut. Si l’Europe a du mal à faire une place aux musulmans, c’est parce qu’elle ne sait plus qui elle est. La crise d’identité, c’est d’abord elle qui en souffre. Lorsque la nation bat de l’aile et que l’Europe unie se montre incapable de la suppléer, lorsque son système d’éducation s’effondre et que ses ressorts intimes, produits par des siècles d’histoire, sont soigneusement enterrés sous la culpabilité et/ou l’égoïsme des élites incapables de résister aux démagogues d’extrême droite ou d’extrême gauche qui occupent le terrain ainsi déserté, comment dès lors intégrer l’autre ? Toute entreprise d’intégration est un contrat entre l’immigré et la société d’accueil, un pacte fondé sur un système de valeurs. Que ladite société d’accueil ne croie plus en son propre système de valeurs, à quoi diable inviter l’étranger à se joindre ?
Peut-être l’immensité du défi obligera-t-elle l’Europe à se repenser. Après tout, ce n’est pas la première fois que ce continent éminemment idéologique a produit des monstres dont la violence l’a laissée pantelante. A chaque fois, elle a su se redresser. Il faut espérer qu’il en soit encore de même demain.
Elie Barnavi est historien et essayiste, Professeur émérite d’histoire moderne à l’Université de Tel-Aviv, et ancien ambassadeur d’Israël en France.
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