COPENHAGUE, 01 oct 2013 (AFP) – En octobre 1943, il y a 70 ans, le Danemark
occupé par les nazis faisait passer l’immense majorité de ses Juifs de
l’autre côté du détroit qui le sépare de la Suède, sauvant plus de 7.000
personnes de la déportation.
Ce sauvetage unique en Europe est commémoré avec solennité mais, selon
nombre d’historiens donnant un éclairage nouveau à l’attitude danoise pendant
la Seconde Guerre mondiale, il ne devrait pas occulter le fait que le Danemark
a bénéficié d’une certaine autonomie en contrepartie d’une collaboration avec
l’Allemagne.
La célébration aura lieu mercredi entre autres au Théâtre royal de
Copenhague, où la souveraine Margrethe II doit assister à « Oktober 43 ». Cette
représentation exceptionnelle mêlera musique classique et lectures de textes
d’époque, comme ceux de Primo Levi ou du résistant Morten Nielsen.
La mémoire nationale retient volontiers les traversées héroïques de
l’Öresund, le plus souvent de nuit et sur des barques de pêcheurs. L’opération
clandestine commença le 2 octobre. Elle était achevée à la fin du mois.
Un mythe veut que le roi Christian X ait porté l’étoile jaune en solidarité
avec eux. Il n’eut pas à le faire puisque cet insigne ne fut jamais imposé
dans son pays.
Ce qui est vrai en revanche, c’est que de très nombreux Danois, du plus
haut sommet de l’Etat jusqu’aux couches modestes de la société, aidèrent des
hommes, des femmes et des enfants menacés à gagner un pays neutre, à un moment
où des milliers de Juifs mouraient chaque jour en Europe.
Au Danemark, les nazis n’en arrêtèrent que 500, et en tuèrent 51.
Depuis une dizaine d’années cependant, des historiens présentent sous un
nouveau jour les aspects troubles de l’attitude du Danemark pendant cette
période, rejetant notamment l’idée que la collaboration avait été un moindre
mal.
Nationalisme démocratique
Envahi par l’Allemagne en 1940, le Danemark fut autorisé à un certain degré
d’autonomie pendant trois ans, en échange de sa collaboration. Les nazis le
laissèrent organiser des élections démocratiques et juger ses résistants dans
des tribunaux ordinaires.
La communauté juive pouvait compter sur un réel soutien de la population
empêchant la mise en oeuvre de la « solution finale ».
« Les Allemands, y compris à Berlin, se rendaient compte du rejet total
qu’ils rencontreraient. Cela créa une situation au Danemark qui était très
différente de celle qui prévalait ailleurs », explique à l’AFP l’historien Bo
Lidegaard.
Dans son livre « Compatriotes », il estime qu’une des raisons pour lesquelles
le nazisme ne trouvait pas un large écho au Danemark est que le gouvernement
avait su rendre indissociables les notions de nationalisme, de démocratie et
de tolérance.
En 2003, le Premier ministre Anders Fogh Rasmussen estimait toutefois que
si toute l’Europe « avait réfléchi de la même manière que les parlementaires
danois, Hitler aurait gagné la guerre ». L’actuel secrétaire général de l’Otan
justifiait alors l’engagement du Danemark dans l’invasion de l’Irak.
Inertie des Allemands
L’historien et journaliste Bent Bluednikow, qui a raconté dans « La Fuite de
mon père » la traversée de Benjamin Bluednikow, critique les « historiens de la
patrie ».
« Ils se penchent sur le ‘petit Danemark’ et disent que la collaboration
était un mal nécessaire parce qu’elle a sauvé les Juifs. Mais si on regarde à
un niveau international (…) elle a provoqué d’immenses tragédies pour le
peuple juif », déclare-t-il à l’AFP.
Il souligne que le Danemark avait pu exporter ses produits agricoles vers
l’Allemagne grâce à sa faible résistance aux envahisseurs, et que les
diplomates danois ne s’empressèrent pas d’aider les Juifs ailleurs.
D’autres historiens ont montré l’inertie des Allemands chargés des
déportations après le sabordage du gouvernement en août 1943. Un attaché de
l’ambassade d’Allemagne avait même mis en garde des hommes politiques danois
contre des rafles.
Selon M. Lidegaard, ces Allemands craignaient à juste titre l’hostilité de
la population danoise.
M. Bluednikow réplique qu’ils voulaient surtout ne pas troubler un pays qui
nourrissait l’armée allemande. Par ailleurs, certains ont peut-être eu envie
de « sauver leur propre peau », pressentant qu’une fois l’Allemagne vaincue ils
devraient répondre de leurs crimes.
« Il faut se souvenir que pratiquement partout ailleurs en Europe, les
officiers SS (…) faisaient exactement l’inverse » en pourchassant assidûment
les Juifs, s’emporte M. Lidegaard.
« Le fait demeure que l’immense majorité des Juifs danois furent emmenés en
Suède, et que cela s’est produit grâce à leur propre détermination et à une
opération de sauvetage globale et exceptionnelle dans un pays privé de
gouvernement et d’une presse libre », ajoute-t-il. « Et ça, ça n’a pas
d’équivalent dans l’histoire européenne ».
nsb/hh/cbw/abk