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Les confessions de Gilles Bernheim, ancien grand rabbin de France

Gilles-BernheimGilles Bernheim était une autorité écoutée et respectée au-delà de sa communauté. Jusqu’au jour où des lecteurs avertis ont découvert qu’il n’était ni agrégé de philosophie ni l’auteur de tous ses écrits. Plus d’un an après le scandale, il s’explique pour la première fois, évoque ses blessures intimes, son rapport à Dieu. Et raconte comment il a si longtemps composé avec la vérité. Par Olivier Bouchara. Article paru dans le numéro 20 de Vanity Fair France (février 2015).

Septembre 2012 à avril 2013, Yaël Hirschhorn a été la conseillère en communication du grand rabbin de France, Gilles Bernheim. C’était son premier emploi après des études à Sciences Po Strasbourg et un master en affaires publiques à la Sorbonne. Elle l’aidait à organiser ses visites dans les ministères ou à l’Élysée, préparait des notes sur les sujets d’actualité comme la question du mariage homosexuel, répondait aux demandes des journalistes. Issue d’une famille traditionaliste de Mulhouse, cette jeune femme de 25 ans ne cachait pas une certaine fascination envers ce religieux alsacien qui prônait un judaïsme orthodoxe mais ouvert sur le monde. Ses deux grands-pères auraient été fiers d’elle : l’un avait combattu au sein de la Résistance, l’autre dans les rangs de l’armée française – « sous un faux nom », précise-t-elle. Auprès du grand rabbin, l’une de ses tâches quotidiennes consistait à surveiller les critiques et les propos haineux portés à son encontre sur Internet – les dirigeants de la communauté juive sont souvent la cible d’attaques ad hominem. Pour cela, elle avait recours à un système de veille automatisé : une alerte surgissait sur son ordinateur chaque fois que le nom de Gilles Bernheim était cité sur les réseaux sociaux. C’est ainsi qu’un jour de mars 2013, elle a découvert que son grand homme était présenté comme un imposteur.

Ce soir-là, sur Twitter, une volée de messages qualifient le grand rabbin de « pseudo-écrivain ». Ils se fondent sur un texte mis en ligne par le site Web Strass de la philosophie, où se retrouvent les héritiers de Gilles Deleuze. Elle clique. Lit, relit. « Là, je me suis dit : “C’est quoi ce truc ?” » se souvient-elle. Un billet intitulé « Gilles Bernheim ou Jean-François Lyotard ? » souligne les similitudes entre les Quarante Méditations juives, publiées par le premier en 2011, et un entretien avec le second recueilli en 1991. Le mot « plagiat » n’est pas utilisé mais les extraits sont troublants. Quand Lyotard note, au sujet des Hébreux : « Voici donc un peuple muni, en effet, de prescriptions écrites, mais muni également d’une foule de petites histoires, ordinaires et invraisemblables, de pasteurs, de bergers de moutons, de dromadaires… », Bernheim formule la même observation au mot près, hormis les « dromadaires » changés en « chameaux ». Et ainsi de suite sur plusieurs paragraphes. « Il était tard, se rappelle Yaël, mais j’ai aussitôt appelé le GRF [c’est ainsi que ses collaborateurs désignent le grand rabbin de France] pour organiser une réunion le lendemain matin. Je pensais qu’il avait une explication. » Sur le coup, il ne lui en donne pas.

Les jours suivants, la rumeur se répand sur des forums d’exégètes en épistémologie, puis tous azimuts après l’apparition de deux articles sur Rue89 et le site du Nouvel Observateur le 20 mars 2013. Cette fois, il faut réagir. Le porte-parole du grand rabbin, Moché Lewin, adresse aux médias un communiqué. Il assure que le texte incriminé provient de cours donnés par Gilles Bernheim au centre Edmond-Fleg, un établissement pour étudiants juifs du Quartier latin dont il fut jadis l’aumônier. Dans les années 1980, des photocopies de ses enseignements étaient distribuées aux élèves et les enregistrements étaient autorisés. Par un mystérieux concours de circonstances, Lyotard (ou l’un de ses assistants) aurait pu avoir en main l’une de ces leçons talmudiques et l’avoir recopiée sans le savoir. De sorte que, loin d’avoir plagié l’auteur de La Condition postmoderne, c’est lui, Bernheim, qui aurait été copié. Il prend même la peine de se rendre au siège du Nouvel Observateur pour exposer cette version au critique littéraire Grégoire Leménager.

La démonstration apparaît au moins maladroite : mort en 1998, Lyotard n’est plus là pour s’expliquer. Et ses disciples n’apprécient guère ces insinuations. Le 22 mars, le site de la revue Theoria lance un appel pour défendre l’intellectuel disparu : « Nous autres vivants avons le devoir de répondre à la place de celui qui ne peut répondre. Il ne s’agit pas là d’une polémique, mais de l’honneur d’un homme condamné au silence. » Trois jours plus tard, Jean-Noël Darde, spécialiste de la chasse aux plagiats à l’université Paris-VIII, se lance à son tour sur la piste : « Tous ceux qui ont connu Jean-François Lyotard ou connaissent ses travaux auront peine à croire au scénario présenté par le grand rabbin de France », affirme-t-il sur son blog ­Archéologie du copier-coller.

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