Le discours ethnique est soudain plus que légitime, il est source de fierté et pourrait être l’enjeu décisif
Les élections de 2015 sont loin de ce que nous aurions pu imaginer: elles sont tout sauf ennuyeuses, voire presque vicieuses et bien plus animées que les précédentes. Elles ne sont pas centrées sur l’économie comme beaucoup le pressentaient et cette campagne bat des records de politisation, non seulement en terme de clivage traditionnel gauche/droite, mais aussi car elle porte – cyniquement – sur le profil sioniste et patriote des candidats.
Au-delà des incitations à la propagande et vidéos amusantes du Premier ministre Benyamin Netanyahou qui animent la campagne, une variable déterminante et davantage insaisissable prévaut.
Il s’agit de l’ethnicité. Plus précisément de la division sépharade-ashkénaze (entre les Juifs venant de pays européens et ceux d’Etats arabes). Elle résonne à tous les niveaux de cette campagne et risque de devenir l’élément central décisif de cette course électorale au coude-à-coude. L’identité est la question clé inattendue de la campagne. « Il s’agit d’une réelle distorsion de la réalité », affirme le professeur Yossi Yonah, 23ème candidat sur la liste de l’Union sioniste. « Le vote ashkénaze est considéré comme universel tandis que le vote sépharade est défini comme ethnique. Comme si ce qui était ashkénaze constituait la norme », poursuit-il.
Cela étant, même Yonah, militant de longue date de la gauche sociale, ne peut expliquer l’éruption du facteur ethnique dans la campagne électorale. Contrairement à la croyance populaire, ce que les médias appellent « le démon ethnique » n’est jamais mort, et constitue un enjeu réel avec lequel la société israélienne déteste composer. Que ce soit par honte ou par réticence à admettre le pouvoir hégémonique ashkénaze.
Quelle que soit la raison, l’ethnicité joue un rôle majeur sous différentes formes dans les élections de 2015.
Dans un débat tenu à l’université de Tel Aviv la semaine dernière, Mossi Raz, le numéro 26 de la liste Meretz, a déclaré: “ les comportements électoraux en Israël sont encore influencés par l’ethnicité”. Raz en sait quelque chose. Lui-même d’origine sépharade, il doit souvent lutter contre l’image -quoique fausse- ashkénaze de son parti. Même les Israéliens sépharades de gauche, des électeurs naturels pour le parti progressiste Meretz, ont du mal à surmonter cet obstacle qui les tient à l’écart. Variation sur un même thème: les électeurs ashkénazes votent pour les candidats ahkénazes.
Une étude publiée dans Al Monitor il y a deux semaines a prouvé sans l’ombre d’un doute que cette impression est vraie. En 2008, Shaul Mofaz, ex-chef d’état-major et ministre de la Défense, planifiait de remplacer Ehoud Olmert à la tête de Kadima et comme Premier ministre. Mofaz, né en Iran, avait le pressentiment que ses origines sépharades poseraient un problème. Puis il a reçu les résultats choquants d’une étude qu’il avait commandé: 50% des répondants s’identifiant comme sépharade ont déclaré qu’ils voteraient pour lui alors que 4% des sondés se définissant comme ashkénazes ont répondu qu’ils le soutiendraient.
L’étude en question, réalisée par le sondeur et stratège mondialement connu Arthur Finkelstein, a prouvé en chiffres ce qui était déjà pressenti. Quand Amir Peretz, qui a des origines marocaines, a pris la tête du Parti travailliste et s’est dit candidat au poste de Premier ministre, des membres vétérans ont quitté le parti en signe de protestation. Le quotidien israéalien russophone l’a baptisé “le chat de gouttière de Sdérot”. Tous les politiciens d’origine sépharade sont pris au même piège: s’ils cachent leur identité ethnique, on les blâme d’être hypocrites et s’ils en font étalage, on les blâme de faire usage d’une arme illégale. Leurs électeurs sont quant à eux coincés entre les deux.
En 2015, quelque chose a changé. Le discours ethnique est soudainement non seulement légitime, mais est même devenu une source de fierté. Parfois, comme dans le cas du parti Shas, ce thème se retrouve au centre du discours. Son leader, le député Arieh Deri, insiste dorénavant pour qu’on utilise son deuxième nom depuis longtemps relégué aux oubliettes et exige qu’on l’appelle Aryeh Machlouf Deri, afin de mettre l’accent sur ses origines sépharades. Encore plus révélateur: l’identité des responsables de la campagne de Shas présentés comme un groupe impressionnant de jeunes intellectuels sépharades.
Des gens, qui jusqu’ici méprisaient le Shas, ont ré-inventé le parti et en ont fait leur foyer spirituel et politique. Ce sont les gens derrière l’impressionnante campagne “les personnes transparentes”, qui envoient un message universel à l’accent ethnique. Mais ce groupe comprend aussi des membres du cercle universitaire israélien, des gens haut placés dans les médias. La plupart d’entre eux se situent à gauche de l’échiquier politique, mais cela ne les a pas empêchés de justifier l’assaut de Netanyahou contre les juges et contre les candidats pour le prestigieux Prix Israël.
Netanyahou prétend qu’ils représentent l’extrême-gauche et des intellectuels sépharades se sont rangés à ses côtés lorsqu’il a affirmé que les juges et les récipiendaires du prix venaient tous du même bassin d’Ashkénazes se remettant des prix les uns aux autres. Les chiffres ne mentent pas: seulement 3 (!) des 57 lauréats du Prix Israël de littérature étaient d’origine sépharade. Dans l’atmosphère qui règne actuellement, Netanyahou s’est trouvé des alliés inattendus. Ophir Toboul, un artiste connu d’origine sépharade aujourd’hui haut responsable de la campagne de Shas, a écrit sur sa page Facebook: “la gauche israélienne et sa “Hunta” qui se décerne des prix entre eux sont tellement exécrables que cela me fait parfois être d’accord avec un homme aussi méprisable que Bibi”.
Plus récemment, un scandale a entravé ce qui semblait être un chemin paisible vers le succès du parti Foyer Juif et son chef, le député Naftali Bennett.
Cherchant à diversifier sa liste, Bennett a offert une place au chaud à une ancienne star de football, Eli Ohana, une décision fustigée au sein du parti, qui tire ses racines ashkénazes du mouvement national religieux. Bennett a du céder et Ohana a quitté sa carrière de politicien, dont on se souviendra comme la plus courte de l’histoire. Le contre-coup est loin d’être terminé. Deux à trois des mandats du parti sont retournés au Likoud, un foyer plus naturel pour les électeurs sépharades depuis que Menachem Begin l’a ainsi établi en 1977.
Par ailleurs, le plus grand changement de 2015 est l’esprit pro-actif. On ne se contente plus de se plaindre des abus de l’hégémonie ashkénaze: on établit une réelle liste de demandes. Un mouvement fort actif de militants sépharades, B’mizrach (“en Orient”), a préparé une liste de dix demandes minimales sous forme de pétition. L’hypothèse sous-jacente est qu’un tournant important pourrait survenir au cours des prochaines années au sein de la société israélienne et qu’il est temps de mettre les revendications politiques sur la table. Ils traitent d’éducation, de logement, de fracture sociale, de culture, de protection sociale, de représentation politique, etc. Aucun parti et aucun politicien pourra prétendre ne pas savoir ce qu’ils veulent.
Cela étant, la variable déterminante n’est pas en mesure de prédire les comportements électoraux. Ces derniers sont ancrés dans un ensemble bien plus complexe de considérations. Contrairement à la prédiction, les difficultés économiques n’en font pas nécessairement partie.
Dans ses remarques à la fin du débat sur l’insaisissable « facteur décisif » de l’élection 2015, Nissim Mizrachi, chef du département de sociologie à l’Université de Tel Aviv, a raconté l’histoire suivante: au cours de la guerre froide et avant les élections présidentielles en Amérique, on a demandé à des répondants américains sans domicile fixe ce qu’ils considéraient être le plus grand problème dans le pays. Étonnamment -ou non- ils ont tous répondu: “les communistes”. Le remède qu’ils offraient était la “guerre”. L’analogie avec les comportements électoraux en Israël est tout à fait clair.
Lily Galili est analyste de la société israélienne. Elle a cosigné un livre, « Le million qui a changé le Moyen-Orient » sur l’immigration d’ex-URSS vers Israël, son domaine de spécialisation.