Entre 1943 et 1944, ce résistant, militant sioniste, a sauvé plus de trois cents enfants juifs. Aujourd’hui, le centenaire plonge dans ses souvenirs (*) et raconte ses « aventures » lorsque, la nuit, il conduisait les petits groupes apeurés vers la frontière franco-suisse. Pour se donner du courage, les plus jeunes mettaient leurs mains dans celles des grands…
Ni machine Nespresso, ni politiquement correct. À cet âge – 104 ans -, on peut tout se permettre. Dans le bel appartement, en face de la Maison de la radio, à Paris, un mélange de café et de chicorée est servi tiède par le maître des lieux qui lance, au moment de clore l’entretien: «Vous savez pourquoi j’ai réussi? Parce que je n’avais pas l’air juif. Eh oui! Le sport avait fait de moi le contraire d’un Juif angoissé. Je me baladais avec beaucoup de naturel. D’ailleurs, j’étais plutôt coquet et, donc, bien habillé.»
En se «baladant» entre 1943 et 1944 dans la France occupée, Georges Loinger, né dans une famille alsacienne en 1910, a sauvé plus de trois cents enfants juifs en leur faisant passer clandestinement la frontière franco-suisse. L’air de rien, en sifflotant, les mains dans les poches, semble-t-il dire encore aujourd’hui. Est-ce par modestie que le vieux monsieur retarde le moment de raconter ses équipées de nuit dans la campagne autour d’Annemasse? La pudeur qui l’empêche de décrire les groupes d’enfants silencieux, terrorisés, les petits donnant la main aux grands? La crainte de faire resurgir les aboiements des chiens policiers accompagnant les patrouilles allemandes? Le souvenir de cette effroyable angoisse qui le saisissait une fois les enfants laissés au passeur censé les accompagner jusqu’au no man’s land frontalier et leur indiquer la direction de la Suisse? Et si aucun cri, aucun aboiement ne retentissait dans la nuit, le soulagement de les savoir, cette fois, sauvés? À chaque fois qu’on lui demande d’évoquer ces expéditions risquées, Georges Loinger esquive, revient en arrière, prend la tangente.
« J’étais né allemand. Mein Kampf était vendu dans les librairies. On entendait à la radio les discours de Hitler qui hurlait :“Les Juifs, je les exterminerai !”»
Puis, soudain, le centenaire, qui a gardé une pointe d’accent alsacien, se lance. Ce jour de la fin 1943, un demi-wagon a été réservé pour convoyer les enfants jusqu’à Annemasse. Le train s’arrête d’abord en gare d’Annecy. «Soudain, j’entends un groupe qui marche au pas, sur le quai. Des soldats allemands montent dans notre wagon! J’ai à peine le temps de dire aux enfants: “Restez silencieux, tenez-vous tranquilles”. Mais, vous savez, les enfants, ça bouge… Au bout d’un moment, les soldats, plutôt des hommes âgés, leur donnaient des bonbons.» À l’arrivée à Annemasse, les Allemands descendent, le groupe emmené par Georges Loinger, également, espérant pouvoir enfin respirer. Non, un sous-officier propose au Français de l’escorter dans la ville. «Le voyage a été long. Les enfants sont fatigués. Ce sera plus facile», assure le gradé… Voilà donc la petite troupe avançant sous «bonne» garde jusqu’à la maison d’accueil d’un Alsacien, Eugène Balthazar, ultime halte avant le passage de la frontière. «Il fallait voir les soldats avec leurs fusils et mes gosses juifs!» Préférer l’humour au souvenir de cette terrible frousse.
À Strasbourg, dans l’entre-deux-guerres, Loinger et ses amis sionistes avaient compris les dangers de la montée du nazisme. «J’étais né allemand. Mein Kampf était vendu dans les librairies. On entendait à la radio les discours de Hitler qui hurlait: “Les Juifs, je les exterminerai!” Un homme extraordinaire, le Dr Joseph Weill, fils du grand rabbin de Colmar et médecin qui traversait souvent la frontière, nous avait avertis sur ce qui se passait en Allemagne.» C’est encore le Dr Weill qui conseille au jeune Loinger de se préparer aux épreuves inéluctables et de former la jeunesse juive. Plutôt que de poursuivre des études d’ingénieur, le militant sioniste, très sportif – il s’entraîne à traverser le Rhin à la nage -, se tourne vers l’enseignement de l’éducation physique puis participe à la création du premier lycée juif, l’école Maïmonide, à Boulogne-Billancourt.
La guerre approche. Georges Loinger travaille aussi comme éducateur dans les œuvres sociales de la baronne Édouard de Rothschild qui, bientôt, va quitter la France pour les États-Unis. Avant de partir, celle-ci s’inquiète du sort d’enfants juifs dont elle s’occupait depuis que les parents, allemands, avaient été internés par les nazis. L’ancien professeur de sport se souvient: «Elle m’a dit : “J’ai acheté ces enfants à Himmler. Ça m’a coûté beaucoup d’argent.” Les négociations avaient été longues. Himmler, cette crapule absolue, exigeait des sommes énormes. La baronne adorait ces enfants, ils étaient d’ailleurs chouchoutés… C’est à cette occasion que je lui ai recommandé ma femme, Flore (née Rosenweig, NDLR), secrétaire de l’économe à l’école Maïmonide, pour s’en occuper.»
Engagement dans la Résistance
En 1939, Georges Loinger est mobilisé, son épouse, elle, emmène les protégés de la baronne de Rothschild du château de la Guette, en Seine-et-Marne, à La Bourboule, en Auvergne. Le couple reste séparé pendant un an et demi, le jeune Alsacien ayant été fait prisonnier avec son régiment en Bavière, au Stalag 7, dont il s’évade à la fin de 1940. De retour en France, le trentenaire, qui, désobéissant aux lois de Vichy, ne s’est pas fait recenser, suit une formation pour devenir instructeur du mouvement de jeunesse pétainiste, les Compagnons de France. Une formidable couverture pour celui qui, parallèlement, est entré dans le réseau Bourgogne et qui, par ailleurs, est chargé de protéger mille cinq cents petits Juifs, cachés dans quatorze maisons par l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), une très active association sanitaire et sociale. «Un jour, je chantais: “Maréchal, nous voilà!” L’autre, la Hatikvah (futur hymne de l’État d’Israël, NDLR)», s’amuse l’ancien professeur de sport.
En France, les rafles se multiplient, la zone libre est envahie. Début 1943, Georges Loinger est convoqué par l’OSE à Lyon. Lors de cette réunion, les participants sont avertis des informations fournies par le directeur général du Congrès juif mondial, Gerhart Riegner: «Tous les Juifs des pays occupés ou contrôlés par l’Allemagne devraient, après déportation et concentration dans l’Est, être exterminés d’un coup afin de résoudre, une fois pour toutes, la question juive en Europe.» Le temps presse, les regroupements d’enfants dans des maisons deviennent trop dangereux. Il faut les disperser. Soit en les répartissant dans des familles françaises qui acceptent d’héberger ces hôtes, le plus souvent contre rémunération. Soit en réussissant à les faire passer en Suisse. «Nous emmenions en priorité les enfants qui avaient reçu une éducation religieuse stricte. Parce qu’ils ne voulaient pas entendre parler de familles françaises. Ils me suppliaient: “Si je ne mange pas casher, si j’entre dans une église, papa et maman ne voudront plus de moi lorsqu’ils viendront me chercher”…», raconte l’ancien résistant.
Il s’agit donc d’organiser la filière. Ce sera le réseau Garel. Sur les recommandations de la Résistance, Georges Loinger se retrouve à Annemasse, face au maire, Jean Duffaugt, propriétaire d’un magasin de confection masculine en ville, et se jette à l’eau:
«Monsieur le maire, je ne viens pas pour des vêtements mais pour un problème qui concerne la frontière.
– Soyez en mairie demain à 9 heures», répond l’édile qui a changé de visage.
Le lendemain, les deux hommes se retrouvent dans le bureau de l’élu, sous une grande photo de Pétain.
– «Je suis un Juif alsacien, ancien prisonnier de guerre et émissaire d’une grande organisation de résistance. Nous avons des enfants juifs à sauver…»
«Il devient impératif de faire appel à des passeurs rémunérés et d’éviter les margoulins, avides de “l’argent des Juifs”».
– «J’ai compris. Mais sachez que ce que vous allez entreprendre est extrêmement dangereux.»
Le maire se tourne alors vers le portrait du Maréchal: «Les Juifs ne sont pas nos ennemis. Martyriser des enfants, je ne suis pas d’accord!» puis lance à son interlocuteur: «Je vous aiderai.»
Une grande force de persuasion
Au début, de façon plutôt artisanale, Georges Loinger organise des matchs de football près de la Suisse à la faveur desquels, chaque fois, quelques enfants s’éclipsent… Mais il devient impératif de faire appel à des passeurs rémunérés et d’éviter les margoulins, avides de «l’argent des Juifs». «En général, ils me donnaient rendez-vous vers 21 heures, la nuit était déjà tombée. Je payais. C’était 250-300 francs par personne, cela dépendait. Ils ne voulaient pas dévoiler leur lieu de passage. Il fallait franchir L’Hermance, le cours d’eau qui marque la frontière, et des fils de fer qui, heureusement, n’étaient pas des barbelés. Les enfants comprenaient parfaitement le danger mais, tant que j’étais là, ils me faisaient confiance. J’allais le plus loin possible mais, à un moment, le passeur ne voulait plus que je les suive. Je disais alors au revoir aux enfants, tâchant de les rassurer: “Je vous laisse avec ce monsieur qui va vous passer en Suisse.” Au total, cela prenait une heure environ. Nous faisions passer des petits groupes, 5 à 7 enfants, 10 au maximum.»
Jusqu’en septembre 1943, les troupes italiennes gardent la frontière. «Un jour, un de leurs soldats, fusil à l’épaule, vient me dire que leur commandant veut me voir. Lorsque j’arrive, celui-ci me tend la liste de tous nos passages et ajoute: “Je suis d’accord avec ce que vous faites.” Il avait fermé les yeux.»
Cette fois, les Allemands ont pris la relève. Les passages se poursuivent, toujours plus périlleux. Au printemps 1944, ce sont les siens que Georges Loinger décide de mettre à l’abri. Sa femme, Flore, Daniel, six ans, et le petit Guy, seize mois, que le père de famille accompagne jusqu’à la frontière. «J’étais chargé comme un chameau, j’avais mis Guy dans un sac à dos et lui avais donné un somnifère. Ma femme, souffrante, se traînait à côté de moi. Soudain, arrive une patrouille allemande avec des chiens. Épuisé, angoissé, j’entends le sous-officier me demander : “D’où venez-vous?”
– De Strasbourg , dis-je, en allemand.
– Je connais. C’est une belle ville.
– Je veux faire passer ma femme et mes enfants en Suisse.»
Un autre groupe de fugitifs vient d’être repéré. L’Allemand est appelé plus loin. «Il s’éloigne et rappelle son chien. Nous courrons alors vers les dernières maisons d’Annemasse dont nous apercevions les lumières, trouvons une porte ouverte, nous y engouffrons. Une bougie à la main, le propriétaire descend et nous donne l’ordre de partir…» Une grande force de persuasion et trois pièces d’or permettent finalement à la famille Loinger de se cacher là le reste de la nuit et de réussir à franchir la frontière juste avant l’aube. Le grillage vers la liberté soulevé, le mari de Flore tourne le dos aux siens pour regagner la France. «C’était là qu’était mon boulot», lâche l’homme très âgé qui, malgré la fatigue, veut encore parler.
« Je n’ai longtemps pas voulu me souvenir de tout cela. »
Il y a quatre ans, il avait répondu par une boutade: «J’ai cent ans, j’ai tout mon temps!» Aujourd’hui, les pensées et les mots se bousculent. Il faudrait évoquer son rôle dans l’aventure de l’Exodus puisqu’il fut chargé d’organiser en France les embarquements clandestins vers la Palestine. Ou l’épopée de la ZIM, compagnie de navigation israélienne, dont il fut le directeur à Paris. Des années passionnantes, effervescentes. Le vieux monsieur aimerait encore s’attarder sur son jeune cousin strasbourgeois, Marcel Marceau, qu’il entraîna dans la Résistance avant que ce dernier ne débute sa formidable carrière de mime. Il fait déjà sombre dans l’appartement. Ces fins d’après-midi qui rendent un peu tristes les gens âgés. Il est temps de se quitter. «J’avais tout oublié de ces aventures de la guerre», prétend d’abord l’ancien résistant, avant de reconnaître: «Je n’ai longtemps pas voulu me souvenir de tout cela.»