Dans un monde où les traités se signent et les animosités se font, la nouvelle romance n’est pas surprenante
Il y a quelques semaines, l’Egypte a demandé à Interpol d’arrêter l’influent prédicateur musulman qatari Yusuf al-Qaradawi, et la télévision qatarie Al-Jazeera a reproché avec véhémence au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi de « massacrer son propre peuple » et de trahir la solidarité arabe. Un rapprochement entre les deux pays semblait alors aussi imaginaire que si le calife auto-proclamé de l’Etat islamique, Abdel Bakr al-Baghdadi, prétendait se battre au nom des droits de l’Homme. Toutefois, des choses étranges se sont produites dans le monde arabe, où on s’embrasse chaleureusement sur les joues, on se sert la main avec vigueur, on signe des traités rapidement, mais où les animosités sont rarement oubliées.
Samedi dernier, l’envoyé spécial du Qatar, Cheikh Tamim, est arrivé au Caire et a rencontré le président al-Sissi. La réunion a duré quelques heures et a été rapportée dans les médias des deux pays. Le même jour, le général Farid al-Tohami, le chef du Renseignement égyptien, a été licencié « pour des raisons de santé », bien que des rumeurs au Caire prétendent qu’al-Tohami, un féroce ennemi des islamistes, a été victime d’un rapprochement surprenant avec le Qatar.
La route vers le Caire a été pavée lors du sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG), il y a deux semaines. C’est là, dans un palais étincelant de Doha, que les dirigeants des pays du Golfe ont convenu de mettre de côté leurs différends pour le bien de « la sécurité régionale », quoi que puisse signifier ce terme vague. L’accord, conclu entre le Cheikh Tamim Emir du Qatar et le roi saoudien Abdullah bin Abd al-Aziz était simple: le Qatar cesserait son soutien sans relâche au président égyptien déchu Mohamed Morsi et aux Frères musulmans aujourd’hui interdits en Egypte, et arrêterait sa propagande anti-saoudienne et anti-égyptienne sur al-Jazeera. En retour, les pays du CCG normaliseront leurs relations avec Doha, rétabliront leurs ambassadeurs et reprendront la coopération sécuritaire. Le Qatar va ainsi améliorer sa réputation dans le monde arabe et ne sera plus un paria nageant à contre-courant.
Les questions les plus importantes, cependant, sont restées en suspens. Le Qatar, l’Arabie saoudite et l’Egypte ont convenu d’être en désaccord sur des questions telles que le soutien aux rebelles en Syrie (les liens du Qatar avec le Front al-Nusra ont été largement exposés au cours de la crise des otages du personnel des Nations Unies il y a quelques mois), ainsi que les liens du Qatar avec le Hamas à Gaza. Certaines chaînes de télévision égyptiennes, comme Al-Hayat et Faraeen, ont affirmé qu’al-Sissi aurait demandé que Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas à Doha, soit exilé, tandis que d’autres ont suggéré que le président égyptien aurait demandé au Qatar d’arrêter son aide financière au gouvernement du Hamas à Gaza. Pour l’instant il semble que Mechaal n’aille nulle part. Quant à l’aide financière pour Gaza, le Qatar a déjà fait des paiements qui ont permis au Hamas de payer une partie de ses dettes à ses fonctionnaires.
L’Arabie saoudite et d’autres pays donateurs du Golfe ne sont pas désireux de renforcer le Hamas et affirment que leur aide à Gaza sera transférée uniquement à l’Autorité palestinienne, afin de garantir le retour du chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas dans l’enclave. Ce que l’émissaire qatari a promis au président de l’Egypte demeure nébuleux, et des problèmes vont très probablement émerger bientôt, mais pour l’instant l’accord satisfait les deux pays. Le Qatar est préoccupé à améliorer son image dans la région et en Occident, et l’Egypte profitera probablement de larges emprunts auprès des banques qataries, ce qui donnera plus de libertés à son économie défaillante.
La nouvelle romance entre Doha et Le Caire est aussi susceptible d’influencer un membre tiers, la Turquie. Au cours des 18 derniers mois, la Turquie et le Qatar ont été unis par leur ressentiment mutuel envers le nouvel homme fort de l’Egypte. Tous deux avaient soutenu Morsi et son régime et espéré un avenir différent en Egypte. Ils avaient tous les deux fantasmé sur le rôle du nouveau leader du Moyen-Orient. Recep Tayyip Erdogan a été le premier dirigeant étranger à se rendre en Egypte après l’élection de Morsi en 2012. Au cours de cette visite historique, il a tenté d’agir comme le grand frère de la jeune démocratie égyptienne, donnant des conseils avec condescendance à ses hôtes égyptiens. Personne au Caire, islamiste ou militaire, n’a été impressionné.
Ce fut la même chose avec le Qatar, qui a alloué un énorme prêt de huit milliards de dollars à l’Egypte. Les journaux égyptiens ont réagi à l’annonce en publiant des articles sur les tentatives du Qatar d’acheter le canal de Suez et d’autres symboles nationaux importants.
Lors du sommet du CCG à Doha, le cheikh Tamim a annoncé que « la sécurité de l’Egypte est la sécurité du Qatar », reconnaissant le statut particulier de l’Egypte dans le monde arabe. Maintenant, les Egyptiens sont aussi à la recherche d’un vent de changement venant du Bosphore. La soumission et la réconciliation de la Turquie constitueraient un triomphe pour l’axe égypto-saoudien. Les médias égyptiens savourent déjà le moment où leur héros national va unir le monde sunnite autour du leadership égyptien et vaincre le reste des nombreux ennemis de l’Egypte.
Est-ce un rêve naïf? Peut-être. Mais compte tenu qu’il y a seulement 56 ans, le roi d’Arabie saoudite a offert au chef du Renseignement syrien un pot-de-vin de deux millions de dollars pour assassiner le président égyptien Gamal Abdel Nasser, et qu’aujourd’hui, les Saoudiens et les Égyptiens partagent la même vision du monde de regrouper les forces contre l’ennemi commun, il ne faudrait pas être étonné par un soudain retournement dans le monde arabe.
Ksenia Svetlova est une experte du monde arabe, analyste au « Mitvim » Institut israélien de Politique Etrangère et contribue à la chaîne 9 (télévision russe en Israël)