« Absurde et faux »: le jugement d’historiens
interrogés par l’AFP est sans appel sur la thèse d’Eric Zemmour selon laquelle
Pétain et le régime de Vichy auraient sauvé des Juifs en France en sacrifiant
« les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français ».
« Cette thèse, qui n’est pas nouvelle, est extrêmement réductrice et parce
qu’elle est réductrice, elle est fausse », estime André Kaspi, historien
spécialiste de la Déportation. « Elle recèle une part de vérité mais est
incomplète par rapport à la vérité historique, ce qui la rend fausse »,
poursuit-il.
Dans son livre « le suicide français » (Albin Michel), le journaliste et
polémiste, qui se définit comme un Juif d’origine berbère, consacre sept pages
au régime de Vichy, qui ne serait pas totalement condamnable en ayant permis
de sauver des Juifs en France grâce à « la stratégie adoptée par Pétain et
Laval face aux demandes allemandes: sacrifier des Juifs étrangers pour sauver
des Juifs français ».
« C’est en partie vrai et en partie faux. Vrai parce que les Juifs français
n’ont pas été immédiatement inquiétés. Jusqu’en 42, ils ont pu survivre en
zone libre », explique André Kaspi. « Faux, parce que des Juifs français ont été
déportés en 42. Le régime de Vichy a pratiqué deux recensements des Juifs.
C’est particulièrement criminel, cela a permis leur arrestation et leur
déportation », dit-il.
Pour cet historien, le régime de Vichy en acceptant de déporter des Juifs
étrangers « a ouvert la porte » à la déportation des Juifs français.
– ‘la population responsable du sauvetage des Juifs’-
André Kaspi rappelle que des lois antijuives ont été édictées en 1940 et
1941 par Vichy, et ont fait des Juifs français des « citoyens de seconde zone ».
Les Juifs français de la zone libre, poursuit-il, ne portaient pas l’étoile
jaune mais un tampon « juif » apposé sur leur carte d’identité.
Il relève en outre que nombre de Juifs français ont été dénaturalisés, de
sorte que le nombre des Juifs étrangers s’est accru.
En 1940, il y avait, selon les historiens, quelque 340.000 Juifs en France
dont environ 150.000 étrangers. Quelque 76.000, dont 25.000 Français, ont été
déportés.
Pour André Kaspi, la thèse de Zemmour est « une déformation de la réalité »
car « c’est la population qui a été responsable du sauvetage de Juifs et non
pas le régime de Pétain ».
Laurent Joly, spécialiste de la Seconde guerre mondiale et de
l’antisémitisme, brocarde lui aussi les écrits du journaliste.
« Absurde et faux ». « C’est très démagogique de dire comme Zemmour qu’avant
Robert Paxton, les historiens avaient une vision juste et nuancée » sur cette
période. Or, ajoute-t-il, « fin des années 50, début des années 60, les thèses
de Paxton existaient ».
Eric Zemmour s’attaque, dans son livre à Paxton, qui écrit-il « jugeait que
l’antisémitisme d’Etat de Vichy avait précédé, favorisé, décuplé
l’extermination nazie ».
L’historien américain Robert Paxton a publié en 1972 un ouvrage, « La France
de Vichy », dans lequel il expliquait combien le régime de Vichy avait été
« coupable et responsable » de la déportation des Juifs de France. En 1981,
Paxton approfondira le sujet avec l’historien Michael R. Marrus dans « Vichy et
les Juifs ».
Les présidents Jacques Chirac, en 1995 et François Hollande, en 2012, ont
sans ambiguité reconnu la responsabilité de « l’Etat français » au travers du
régime de Vichy dans la déportation des Juifs.
« La collaboration n’était pas une politique de sauvetage des Juifs »,
insiste Laurent Joly.
– ‘légitimation intellectuelle’-
« Zemmour, dit M. Joly, reprend un argument des défenseurs de Vichy » et fait
« sienne la justification qu’avait utilisée Pétain lors d’un Conseil des
ministres, fin juin 42, selon laquelle la distinction entre les Juifs
(français et étrangers) serait admise par l’opinion publique ».
L’historien rappelle qu’en 1943 une nouvelle rafle, après celle du Vel’
d’Hiv’ de juillet 1942, avait été envisagée par les Allemands. Mais là, face
au refus de Vichy d’y participer, les Allemands avaient renoncé. « Les
Allemands ne pouvaient pas faire cette nouvelle rafle sans la police de Vichy.
Ce qui montre que si Vichy avait dit non en 42, les Allemands n’auraient pas
pu faire » celle du Vel’ d’Hiv’. « C’est incontestable », dit-il.
Laurent Joly juge « hallucinant » qu’Eric Zemmour soit « dans une légitimation
intellectuelle d’une thèse qui n’a pas d’audience, tellement elle est
incongrue ».
Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS et membre du conseil
scientifique du mémorial de la Shoah, ne veut pas batailler sur le terrain
historique avec le journaliste qui fait, selon lui, de très « nombreuses
erreurs » dans ce domaine.
« Il n’y a rien de neuf dans cette thèse très traditionnelle destinée à
justifier et réhabiliter Pétain. Ce n’est en rien une hypothèse historique »,
dit-il.
Il estime que le propos du polémiste « correspond à un mouvement culturel
très réactionnaire qui passe par la réappropriation d’un discours pétainiste –
travail, famille, patrie – et la dénonciation de ceux qui sont considérés
comme responsables de la crise ».
Il s’agit des « immigrés pour Zemmour », comme, rappelle M. Peschanski,
l’étaient « les Juifs, les communistes, les étrangers et les francs-maçons »
dans les années trente.
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